L’île dorée

Pour des raisons indépendantes de ma volonté, liées à mes attaches belles-familiales, je passe chaque été mes vacances sur l’île de Ré. Et je m’y fais doucement chier. Pardon, je m’y ennuie, me reprendrait ma belle-mère, qui n’apprécie pas mon vocabulaire de charretier. A l’image de toutes ces familles versaillaises bonnes chics bonnes genre qui hantent les rues des Portes-en-Ré, petit village du bout de l’île prisé par la haute bourgeoisie française. Incapable de me galvaniser à l’idée d’une promenade à vélo près des marais salants, d’une pêche aux coques, de la dégustation d’un verre de pineau des Charentes au café du Commerce, il ne me reste qu’une activité pour me sauver: mater.

Observer cette incroyable comédie de mœurs à ciel ouvert, que la vie à Ré offre au regard curieux. Car sur cette île plate, se distinguent à la perfection tous les hauts et bas-reliefs de la stratification sociale: grands bourgeois, classes moyennes, petites gens, scrupuleusement répartis sur le territoire -les premiers au nord, les seconds au centre, les derniers au sud. L’espace physique assimile l’ordre social, en est la marque indélébile. C’est ce regard de nature anthropologique que le réalisateur Emmanuel Descombes a porté sur trois familles que tout oppose, en vacances à Ré, dans un documentaire aussi impressionniste que révélateur de la société de classes. En filmant leurs activités quotidiennes – repas, jeux de plage, apéro … -, en captant sur le vif leurs paroles en roue libre, l’auteur met en scène ce que Bourdieu et d’autres sociologues ont théorisé: l’inégale répartition du capital économique, culturel et symbolique. Soumises aux lois d’airain de la domination sociale, ces trois familles, si proches et si lointaines, n’échangent rien, pas même leur goût commun des couleurs locales, pas même leurs impressions sur l’ennui les jours de pluie.
L’espace public reste à inventer à Ré, qui ne se structure qu’à travers un zonage social, que seuls les canards sauvages traversent allégrement.

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